Henry-François Koechlin - GK2412 (1918-1995)
Extraits d’un texte inédit et inachevé, qu’il avait intitulé :

« Le pistolet de Nacre, roman de cœur et d’aventure »
dont les péripéties se déroulent à Mulhouse sous l’Empire et la Restauration.

Henry-François Koechlin a fait partie de l’équipe initiale du BK. Les réunions de rédaction ont longtemps eu lieu chez lui. Modeste et peu bavard, il était d’un conseil savant et sûr.
Nous sommes heureux de publier ce texte dans lequel il avait mis beaucoup de lui-même avant la cruelle et longue maladie qui devait l’emporter en 1995.

La Dentsch, Mulhouse La Dentsche. Maintenant disparue sur le plan de Mulhouse, la Dentsche était, autrefois, une propriété dont l’histoire fut étroitement liée à celle de la famille Koechlin. Originairement le terrain situé hors de la ville était composé de prés et de vergers. En 1777 la première fabrique y fut construit par F. Blech, vendue en 1796 avec la maison d’habitation à Jean Hofer. Consécutivement le terrain, la fabrique et la maison formaient une possession des familles Hofer, Schlumberger, Koechlin, Mieg et Frey. Maintenant, on trouve sur l’emplacement de l’usine l’ensemble des immeubles situés entre le boulevard de l’Europe et l’avenue Robert Schuman.

« …Le comte Hervé d’Andaine est à Mulhouse » (on écrivait encore Mulhausen à cette époque), « depuis six mois. Il a déclaré, il y a peu, à des personnes dignes de foi, qu’il quitterait cette ville le deux mai pour rentrer définitivement à Paris. Monsieur le Préfet du Haut-Rhin a rendu compte à qui vous savez, dès surveillances exercées ; il m’a fait connaître de la part de Sa Majesté, que la Justice serait peut-être appelée à intervenir dans les actions qui vont être entreprises et auxquelles Monsieur d’Andaine pourrait être mêlé. »

(Extrait d’un rapport confidentiel du Procureur général de la Cour royale de Colmar au Ministre de la Justice, en date du 30 avril 1817.)(1)

-oOo-

Le soleil de mai a réveillé en quelques jours la nature engourdie par un hiver prolongé. Sous son toit, à l’ombre naissante du grand platane, Hervé d’Andaine regrette presque cette fête lumineuse à laquelle un merle proche joint un chant virulent : elle cadre mal avec la tristesse d’un départ. Il va quitter une ville où il s’est plu, des habitants avec lesquels il a sympathisé, un logement où il avait ses aises.

En ce printemps 1817 - donc sous le règne de Sa Majesté Louis XVIII, roi de France par la grâce de Dieu et des “Alliés” - la ville de Mulhouse connaît l’occupation des Autrichiens. Dans cette cité de neuf mille âmes, on ne sait jamais si l’on habite une ancienne usine ou si la fabrique est installée dans une maison bourgeoise.

D’Andaine, quant à lui, avait trouvé à se loger dès son arrivée, six mois plus tôt, dans les vastes combles, échappés aux réquisitions des troupes d’occupation, d’une ancienne manufacture d’indiennes transformée en demeure patricienne. Il a pu faire aménager un logement d’un confort pratique avec le goût très sûr d’un homme habitué à se déplacer souvent, mais sachant rendre ses haltes reposantes. L’immeuble est situé à l’est de la ville, hors des remparts, près de la Dentsch, au lieu-dit Wolferloch, là où les cours d’eau ceinturant la cité se rejoignent. D’une fenêtre, Hervé contemple la rivière qui coule à travers le jardin. Un pont la franchit ; son garde-fou est garni de roses dont les longues tiges flexibles s’entrelacent. Le sentier qui y mène est bordé de massifs de pivoines en fleurs. Puis, se retournant vers l’intérieur du logis, ses regards détaillent les tentures de papier peint de chez Zuber et les tissus d’ameublement imprimés, fournis par Dollfus-Mieg. Un des murs supportait des faisceaux d’armes de chasse que ses gens s’affairent à présent à démonter.

Le soleil illumine les grains d’or de la poussière : il fait ressortir la bonne odeur de bois de charpente qui, dans son souvenir, restera attachée à ces lieux. Il est difficile de les quitter et il se surprend à avoir envie de s’y fixer. Il pénètre dans la pièce qui lui servait de bureau. Les papiers sont déjà en caisse.

Le plus ravissant des poêles de faïence frappe une fois de plus ses yeux. Ses hôtes avaient eu la délicate attention de le monter pour lui. Ce n’est pas un de ces géants chauffant à lui seul tout un étage ; non, il est à la taille d’un homme. Il se compose d’un soubassement en damiers verts et blancs, son corps est percé de part en part d’une vaste ouverture ménageant l’espace d’une sorte de chauffe-plats, puis une frise ajourée et ornée de motifs grotesques d’un beau vert le termine en son haut. Mais, surtout, oui surtout, ses faces sont couvertes d’une quarantaine de carreaux différents les uns des autres, reproduisant avec une exquise délicatesse les fleurs des jardins et des champs. Le tout est du plus gracieux effet et on ne se lasse pas de l’admirer.

D’Andaine a été invité, pour dix heures, à venir partager en voisin le déjeuner de ses hôtes, Jean-Jacques Schlumberger, manufacturier d’indiennes, déjà d’une quarantaine d’années, et Madame, née Climène Hofer, fille d’un ancien bourgmestre de la ville alors indépendante. Ils ont quatre enfants de 7 à 13 ans qui, tous nés à Montpellier où ils ont vécu jusqu’il y a peu, ont, par moment, l’accent du Midi, fait rare et notable à Mulhouse. On voit peu l’aîné, pensionnaire dans une institution du canton de Berne. La dernière, Caroline(2), monte parfois chez Hervé. Elle le mène près du joli poêle, lui montre une rose peinte et lui en demande l’histoire.

Venu pour affaires dans cette industrieuse cité, d’Andaine y a été reçu en ami. Des relations nées à l’époque où il avait été aux Mines de Ronchamp, ont facilité les premiers contacts. Son appartenance à la religion réformée, qui est aussi celle des habitants de la petite ville, y a beaucoup contribué. Enfin, une loge maçonnique active, “La parfaite harmonie”, a rendu aisés ses liens avec tous ceux qui comptent.

Il se perd bien un peu dans toutes ces familles chargées d’enfants qui cousinent entre elles : les Blech, Dollfus, Hofer, Koechlin, Schlumberger, Thierry… Il n’a jamais rencontré tant de gens si entreprenants dans une aussi petite bourgade, débattant en souverains de leurs projets, les réalisant tambour battant sans l’aide de quiconque. Là est d’ailleurs la raison de la présence d’Andaine.

Comme d’assez nombreux contemporains, cet administrateur et homme de guerre de l’Empire s’est ‘reconverti’ en homme d’affaires. Il a compris que, dans l’économie nouvelle, comme dans la guerre moderne, le transport conditionne la réussite. Il est devenu un magnat des transports. D’éleveur de chevaux dans le bocage normand, il a étendu son activité au roulage et a mis sur pied un remarquable réseau couvrant la Normandie, Paris, le Sud-Est, et, plus récemment, l’Est : transport de charbon au départ des mines de Ronchamp, roulage ordinaire du coton depuis Le Havre, roulage accéléré des tissus de nouveauté produits dans l’Ouest et en Alsace. Il vient de monter un service de marchandises fonctionnant de jour et de nuit entre Mulhouse et Lyon où les Mulhousiens ont des départs importants !

De grandes discussions ont lieu avec les fabricants de la petite ville, tournés uniquement vers le progrès industriel, sur les mérites de la navigation (les travaux du canal “Monsieur” traînent autant que notre liaison Rhin-Rhône), sur les premiers balbutiements de la machine à vapeur, sur le rôle du rail dans l’exploitation minière et même ailleurs. Le mauvais état des routes est endémique et paraît irrémédiable devant l’accroissement massif des besoins de transport de charbon.

André Koechlin (GI/910)Le cousin, Xavier Meyer, commence à “phosphorer” sur la machine à vapeur (que d’explosions en perspective!) et André Koechlin (GI/90) songe déjà à quitter le textile pour une industrie mécanique à créer. D’Andaine a retrouvé cette dernière personnalité, ainsi que le grand manufacturier, Daniel Dollfus-Mieg, avec qui il avait été en relation quelques années auparavant.

Dans cette ville - qui n’avait jamais connu les Bourbons, puisque française depuis 1798 seulement, qui avait banni les nobles depuis quelques siècles - on était assez naturellement républicain. On était souvent aussi napoléonien. Trois frères Koechlin,Nicolas Koechlin (AJ/73) Nicolas (AJ/73), Ferdinand(AN/77)(3) et Édouard (AR/81), se sont engagés en 1813 et ont combattu près de l’Empereur. D’Andaine, ancien haut fonctionnaire impérial, fraternise volontiers avec eux. Il a été témoin au mariage d’Edouard, quelques mois auparavant, avec Edouard Koechlin (AR/81)Henriette Reber, épouse d'Edouard KoechlinHenriette Reber, la première mulhousienne française, vingt quatre ans plus tôt. Il rencontre souvent aussi, un ancien préfet de l’Empire, Voyer d’Argenson, maître de forge à Masevaux, député libéral. Il le retrouve chez Jacques Koechlin (AF/70), ancien maire, qui est déjà au plus mal avec le Pouvoir(4), quoique chevalier de la Légion d’honneur par la grâce de Louis XVIII, roi de France et Navarre.

Mais il ne borne pas ses relations à ces “mauvais esprits” quoi que prétendent certains rapports du préfet à Paris. Il va à Rixheim, à quelques kilomètres de la ville. Là, une ancienne commanderie de l’Ordre de Malte est devenue le siège d’une manufacture de papiers peints, créée par Jean Zuber. Hervé prend contact avec un milieu plus tourné vers les arts, c’est à dire avec le peintre Mougin et, surtout, le lithographe, Engelmann. Celui-ci a installé un atelier non seulement chez Jacques Koechlin, Grand’Rue, mais aussi, l’année précédente, rue Cassetto à Paris. Il vient de publier un recueil d’essais lithographiques. Actif et entreprenant, il aimerait voir créer un groupement des industriels locaux qui échangeraient leurs expériences et réaliseraient en commun des œuvres sociales et techniques.(5)

à suivre...

1) Ce texte, qui donna l’impulsion à l’imagination de l’auteur, est une authentique archive, découverte par lui au cours de ses recherches.

2) Caroline Schlumberger devait épouser, en 1828, Joseph Koechlin (IK/100). Voici leurs portraits.

Caroline Schlumberger, épouse de Charles Joseph Koechlin (IK/100)Charles Joseph Koechlin (IK/100)

3) Cf. Généalogie 1975, p.28 - portrait et notice.

4) Cf. p.10 et 11 de la Généalogie 1975 et la Généalogie 1914, No 70.

5) Vision prospective de ce que sera la Société Industrielle de Mulhouse, fondée en 1826 et dont une thèse, soutenue en 1999 par Florence Ott, a fait l'histoire. Nous y reviendrons.