Henry-François Koechlin a
fait partie de léquipe initiale du BK. Les réunions de
rédaction ont longtemps eu lieu chez lui. Modeste et peu bavard,
il était dun conseil savant et sûr.
Nous sommes heureux de publier ce texte dans lequel il avait mis
beaucoup de lui-même avant la cruelle et longue maladie qui
devait lemporter en 1995.
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La Dentsche. Maintenant disparue sur le plan de Mulhouse, la Dentsche était, autrefois, une propriété dont lhistoire fut étroitement liée à celle de la famille Koechlin. Originairement le terrain situé hors de la ville était composé de prés et de vergers. En 1777 la première fabrique y fut construit par F. Blech, vendue en 1796 avec la maison dhabitation à Jean Hofer. Consécutivement le terrain, la fabrique et la maison formaient une possession des familles Hofer, Schlumberger, Koechlin, Mieg et Frey. Maintenant, on trouve sur lemplacement de lusine lensemble des immeubles situés entre le boulevard de lEurope et lavenue Robert Schuman. |
« Le comte Hervé dAndaine est à Mulhouse » (on écrivait encore Mulhausen à cette époque), « depuis six mois. Il a déclaré, il y a peu, à des personnes dignes de foi, quil quitterait cette ville le deux mai pour rentrer définitivement à Paris. Monsieur le Préfet du Haut-Rhin a rendu compte à qui vous savez, dès surveillances exercées ; il ma fait connaître de la part de Sa Majesté, que la Justice serait peut-être appelée à intervenir dans les actions qui vont être entreprises et auxquelles Monsieur dAndaine pourrait être mêlé. »
(Extrait dun rapport confidentiel du Procureur général de la Cour royale de Colmar au Ministre de la Justice, en date du 30 avril 1817.)(1)
-oOo-
Le soleil de mai a réveillé en quelques jours la nature engourdie par un hiver prolongé. Sous son toit, à lombre naissante du grand platane, Hervé dAndaine regrette presque cette fête lumineuse à laquelle un merle proche joint un chant virulent : elle cadre mal avec la tristesse dun départ. Il va quitter une ville où il sest plu, des habitants avec lesquels il a sympathisé, un logement où il avait ses aises.
En ce printemps 1817 - donc sous le règne de Sa Majesté Louis XVIII, roi de France par la grâce de Dieu et des Alliés - la ville de Mulhouse connaît loccupation des Autrichiens. Dans cette cité de neuf mille âmes, on ne sait jamais si lon habite une ancienne usine ou si la fabrique est installée dans une maison bourgeoise.
DAndaine, quant à lui, avait trouvé à se loger dès son arrivée, six mois plus tôt, dans les vastes combles, échappés aux réquisitions des troupes doccupation, dune ancienne manufacture dindiennes transformée en demeure patricienne. Il a pu faire aménager un logement dun confort pratique avec le goût très sûr dun homme habitué à se déplacer souvent, mais sachant rendre ses haltes reposantes. Limmeuble est situé à lest de la ville, hors des remparts, près de la Dentsch, au lieu-dit Wolferloch, là où les cours deau ceinturant la cité se rejoignent. Dune fenêtre, Hervé contemple la rivière qui coule à travers le jardin. Un pont la franchit ; son garde-fou est garni de roses dont les longues tiges flexibles sentrelacent. Le sentier qui y mène est bordé de massifs de pivoines en fleurs. Puis, se retournant vers lintérieur du logis, ses regards détaillent les tentures de papier peint de chez Zuber et les tissus dameublement imprimés, fournis par Dollfus-Mieg. Un des murs supportait des faisceaux darmes de chasse que ses gens saffairent à présent à démonter.
Le soleil illumine les grains dor de la poussière : il fait ressortir la bonne odeur de bois de charpente qui, dans son souvenir, restera attachée à ces lieux. Il est difficile de les quitter et il se surprend à avoir envie de sy fixer. Il pénètre dans la pièce qui lui servait de bureau. Les papiers sont déjà en caisse.
Le plus ravissant des poêles de faïence frappe une fois de plus ses yeux. Ses hôtes avaient eu la délicate attention de le monter pour lui. Ce nest pas un de ces géants chauffant à lui seul tout un étage ; non, il est à la taille dun homme. Il se compose dun soubassement en damiers verts et blancs, son corps est percé de part en part dune vaste ouverture ménageant lespace dune sorte de chauffe-plats, puis une frise ajourée et ornée de motifs grotesques dun beau vert le termine en son haut. Mais, surtout, oui surtout, ses faces sont couvertes dune quarantaine de carreaux différents les uns des autres, reproduisant avec une exquise délicatesse les fleurs des jardins et des champs. Le tout est du plus gracieux effet et on ne se lasse pas de ladmirer.
DAndaine a été invité, pour dix heures, à venir partager en voisin le déjeuner de ses hôtes, Jean-Jacques Schlumberger, manufacturier dindiennes, déjà dune quarantaine dannées, et Madame, née Climène Hofer, fille dun ancien bourgmestre de la ville alors indépendante. Ils ont quatre enfants de 7 à 13 ans qui, tous nés à Montpellier où ils ont vécu jusquil y a peu, ont, par moment, laccent du Midi, fait rare et notable à Mulhouse. On voit peu laîné, pensionnaire dans une institution du canton de Berne. La dernière, Caroline(2), monte parfois chez Hervé. Elle le mène près du joli poêle, lui montre une rose peinte et lui en demande lhistoire.
Venu pour affaires dans cette industrieuse cité, dAndaine y a été reçu en ami. Des relations nées à lépoque où il avait été aux Mines de Ronchamp, ont facilité les premiers contacts. Son appartenance à la religion réformée, qui est aussi celle des habitants de la petite ville, y a beaucoup contribué. Enfin, une loge maçonnique active, La parfaite harmonie, a rendu aisés ses liens avec tous ceux qui comptent.
Il se perd bien un peu dans toutes ces familles chargées denfants qui cousinent entre elles : les Blech, Dollfus, Hofer, Koechlin, Schlumberger, Thierry Il na jamais rencontré tant de gens si entreprenants dans une aussi petite bourgade, débattant en souverains de leurs projets, les réalisant tambour battant sans laide de quiconque. Là est dailleurs la raison de la présence dAndaine.
Comme dassez nombreux contemporains, cet administrateur et homme de guerre de lEmpire sest reconverti en homme daffaires. Il a compris que, dans léconomie nouvelle, comme dans la guerre moderne, le transport conditionne la réussite. Il est devenu un magnat des transports. Déleveur de chevaux dans le bocage normand, il a étendu son activité au roulage et a mis sur pied un remarquable réseau couvrant la Normandie, Paris, le Sud-Est, et, plus récemment, lEst : transport de charbon au départ des mines de Ronchamp, roulage ordinaire du coton depuis Le Havre, roulage accéléré des tissus de nouveauté produits dans lOuest et en Alsace. Il vient de monter un service de marchandises fonctionnant de jour et de nuit entre Mulhouse et Lyon où les Mulhousiens ont des départs importants !
De grandes discussions ont lieu avec les fabricants de la petite ville, tournés uniquement vers le progrès industriel, sur les mérites de la navigation (les travaux du canal Monsieur traînent autant que notre liaison Rhin-Rhône), sur les premiers balbutiements de la machine à vapeur, sur le rôle du rail dans lexploitation minière et même ailleurs. Le mauvais état des routes est endémique et paraît irrémédiable devant laccroissement massif des besoins de transport de charbon.
Le
cousin, Xavier Meyer, commence à phosphorer sur la
machine à vapeur (que dexplosions en perspective!) et
André Koechlin (GI/90) songe déjà à quitter le textile pour
une industrie mécanique à créer. DAndaine a retrouvé
cette dernière personnalité, ainsi que le grand manufacturier,
Daniel Dollfus-Mieg, avec qui il avait été en relation quelques
années auparavant.
Dans cette
ville - qui navait
jamais connu les Bourbons, puisque française depuis 1798
seulement, qui avait banni les nobles depuis quelques siècles -
on était assez naturellement républicain. On était souvent
aussi napoléonien. Trois frères Koechlin,
Nicolas (AJ/73), Ferdinand(AN/77)(3) et Édouard (AR/81), se sont engagés en 1813 et
ont combattu près de lEmpereur. DAndaine, ancien
haut fonctionnaire impérial, fraternise volontiers avec eux. Il
a été témoin au mariage dEdouard, quelques mois
auparavant, avec
Henriette Reber, la première mulhousienne
française, vingt quatre ans plus tôt. Il rencontre souvent
aussi, un ancien préfet de lEmpire, Voyer dArgenson,
maître de forge à Masevaux, député libéral. Il le retrouve
chez Jacques Koechlin (AF/70), ancien maire, qui est
déjà au plus mal avec le Pouvoir(4), quoique chevalier de la Légion dhonneur
par la grâce de Louis XVIII, roi de France et Navarre.
Mais il ne borne pas ses relations à ces mauvais esprits quoi que prétendent certains rapports du préfet à Paris. Il va à Rixheim, à quelques kilomètres de la ville. Là, une ancienne commanderie de lOrdre de Malte est devenue le siège dune manufacture de papiers peints, créée par Jean Zuber. Hervé prend contact avec un milieu plus tourné vers les arts, cest à dire avec le peintre Mougin et, surtout, le lithographe, Engelmann. Celui-ci a installé un atelier non seulement chez Jacques Koechlin, GrandRue, mais aussi, lannée précédente, rue Cassetto à Paris. Il vient de publier un recueil dessais lithographiques. Actif et entreprenant, il aimerait voir créer un groupement des industriels locaux qui échangeraient leurs expériences et réaliseraient en commun des uvres sociales et techniques.(5)
à suivre...
1) Ce texte, qui donna limpulsion à limagination de lauteur, est une authentique archive, découverte par lui au cours de ses recherches.
2) Caroline Schlumberger devait épouser, en 1828, Joseph Koechlin (IK/100). Voici leurs portraits.
3) Cf. Généalogie 1975, p.28 - portrait et notice.
4) Cf. p.10 et 11 de la Généalogie 1975 et la Généalogie 1914, No 70.
5) Vision prospective de ce que sera la Société Industrielle de Mulhouse, fondée en 1826 et dont une thèse, soutenue en 1999 par Florence Ott, a fait l'histoire. Nous y reviendrons.